“On ne va pas à la campagne pour créer des startup”

Billet rédigé par Henka Gehell, rédacteur invité. Merci à lui pour ce point de vue coup de gueule.

Le 25 mai, les téléspectateurs de la chaîne régionale de service public – France 3 Franche-Comté – ont pu assister à une émission en direct consacrée au Haut Débit (revoir ici).

Le Haut débit, c’est LE service indispensable pour qui veut téléphoner, communiquer, bloguer, s’informer, acheter, et bien d’autres choses qui font notre quotidien. Mais tous les citoyens ne sont pas égaux devant l’accès à ce service, devenu service universel en Finlande.

En effet, l’ADSL repose sur les lignes téléphoniques “cuivre” et le refrain est bien connu : plus l’on est éloigné d’un NRA, plus le signal est faible (1 mégabits par seconde maximum en download, on parle alors de zone grise) jusqu’à ne plus être reçu, on parle alors de zone blanche.

Pour palier à cette limitation, dans les agglomérations comme celle de Besançon, on commence déjà à déployer le FTTH (la fibre optique jusqu’à l’abonné) qui ne souffre plus de limitations puisque la capacité de transmission sur une fibre optique est virtuellement illimitée, la distance entre l’abonné et le nœud de raccordement pouvant être quant à elle de plusieurs dizaines de kilomètres. Notons que malgré les belles promesses faites par certains opérateurs à nos chers élus en présence des médias, les raccordements des immeubles (et donc d’abonnés) sont à la traîne à Besançon.

Élargissons un peu notre vision en nous intéressant à ce qu’il se passe réellement en Franche-Comté…

Etat des lieux

Faute d’infrastructures performantes, d’une population clairsemée avec de nombreuses petites communes et du manque d’intérêt des opérateurs privés pour les zones peu ou pas rentables, notre belle Franche-Comté comporte de très nombreuses zones grises et blanches. Ces zones sont clairement visibles dans la SCORAN, un état des lieux des infrastructures numériques publié en 2011 par le Conseil Régional.

L’enjeu est de taille puisque selon ce très officiel document, “à partir de 2030, l’augmentation de la population de Franche-Comté dépendra fortement de l’attractivité régionale alors qu’elle aura longtemps été portée par la croissance naturelle. L’aménagement numérique du territoire joue un rôle important dans l’attractivité d’un territoire, notamment par la disponibilité d’accès Internet très haut débit.”

Le message est limpide : c’est le moment d’intervenir avant de constater les dégâts économiques et démographiques si notre Région venait à ne pas rattraper le retard qu’elle a accumulé en la matière ces dix dernières années. Une première alerte avait été lancée par le Conseil économique et social dès 2001, puis une nouvelle six ans plus tard, en 2007, dans un autre rapport.

Aujourd’hui, les problèmes auxquels sont confrontés les élus ne sont pas simplement technologiques : ils sont en premier lieu économiques puisque lorsque les opérateurs privés n’investissent pas pour créer l’infrastructure de nouvelle génération, ce sont l’Etat et les collectivités qui devront le faire. Bien entendu, l’investissement public n’est pas à fonds perdus puisque le réseau d’initiative publique (RIP) sera ensuite loué dans les mêmes conditions techniques et économiques aux différents opérateurs privés qui en feront la demande pour fournir leurs propres services.

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La fibre pour tous, c’est possible ?

La question qui se pose désormais est de savoir si la fibre optique pourra réellement arriver dans les tous les foyers comtois à courte ou moyenne échéance.

Le coût global d’investissement pour couvrir 100 % des usagers franc-comtois en FTTH est de 765 millions d’euros, un chiffre insurmontable en pleine crise économique que la SCORAN pondère toutefois en proposant des scénarios techniquement et financièrement plus réalistes puisque certaines parties du territoire ne seront jamais rentables (fermes isolées et hameaux) et nécessiteront inévitablement l’usage d’une technologie d’accès alternative.

On relève à ce sujet que le sénateur Yves Krattinger, également Président du Conseil Général de Haute-Saône, a souligné lors de son intervention sur France 3 Franche-Comté que l’usage du Satellite devait rester une rustine et ne pas être proposé massivement dans les zones rurales en raison des limitations/contraintes technologiques qui s’imposent aux utilisateurs. Mais il ne s’est pas montré pour autant très rassurant pour ce qui concerne son département : « Le FTTH jusqu’au bout, c’est un voyage sur la lune qu’on peut pas se payer ».

Le Conseil Général du Doubs a quant à lui opté pour la création d’un syndicat mixte qui va être chargé de déployer le RIP qui aura pour objectif d’apporter progressivement le FTTH/FTTO (variante pour les pros) aux foyers et entreprises des communautés de communes adhérentes à la structure. Espérons que celles qui ne sont pas adhérentes ne tarderons pas à l’être.

Après un premier échec pour apporter le haut débit à tous les jurassiens, le Conseil Général du Jura continue d’être volontariste et a affiché ses intentions de déploiement avec le soutien de son syndicat d’électrification (SIDEC) à qui il reste à apprendre le métier d’opérateur d’infrastructures télécoms pour éviter que ne se reproduise un couac intervenu récemment.

Et du côté du nord Franche-Comté, même constat d’échec pour la première initiative initiée par le Syndicat Mixte de l’Aire Urbaine (SMAU) il y a quelques années, ce qui modère sans doute les ardeurs des élus locaux. Des plans sont toutefois dans les cartons.

Vous l’aurez sans doute compris en lisant les quelques lignes précédentes, en Franche-Comté, le Conseil Régional a préféré passer la patate chaude et ne distiller que quelques subventions : ce sont donc les départements (conseils généraux) ou agglomérations – qui ont chacun eu l’obligation de publier leur SDAN (Schéma d’Aménagement Numérique) – qui ont pris la compétence aménagement numérique à contrario d’autres Régions comme le Limousin qui ont raisonnablement préféré fédérer leur territoire autour d’un unique mais grand projet d’avenir. Chacun a les élus visionnaires ambitieux qu’il mérite dirons-nous…

En résumé, faute d’un chef d’orchestre régional en l’état actuel, la fibre partout et pour tous les comtois à court ou moyen terme restera une utopie.

Le rôle de l’opérateur « historique »

C’est l’argent public qui a financé l’incontournable boucle locale cuivre actuellement propriété de l’opérateur privé Orange (ex-France Télécom, détenu encore à 27% par l’Etat). Ce dernier touche une rente d’environ 400 millions d’euros par an liée à la location de cette paire de fils aux opérateurs tiers et in fine, aux abonnés, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’aller proposer aux élus crédules une solution dite de “montée vers le très haut débit”. En pratique, cela vise à ajouter un équipement sur le réseau Orange qui s’avère au passage pour l’opérateur une bonne occasion de doper maintenir sous perfusion son vieux réseau cuivre quelques années décennies pour continuer de percevoir la rente qui va avec, et probablement renforcer son monopole local au détriment de la concurrence provoquant l’ire de certains représentants de collectivités et associations de consommateurs.

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“On ne va pas à la campagne pour créer des startup”

Passons désormais à un volet trop souvent oublié : une fois que l’on a mis en place les (gros) tuyaux et que le territoire dispose d’un service d’accès (très) haut débit, il faut utiliser comme il se doit cette profusion de débit.

“On ne va pas à la campagne pour créer des startup lancera le journaliste de France 3 Franche-Comté durant son émission du 25 mai. Quel propos tragique ! Cela sous-entend en effet que l’on ne peut envisager vivre à la campagne que lorsque l’on rentre dans l’une des catégories définies par les clichés communs : personne à revenus modestes et/ou âgée, agriculteur ou individu désirant vivre d’amour et d’eau fraîche. Des propos d’autant plus surprenants que les reporters de France 3 Régions réalisent régulièrement des reportages sur ces zones délaissées par les services publics et dans lesquelles il n’y a presque plus de commerces/entreprises… et par extension, d’emplois et donc d’avenir. Est-ce une raison pour laisser mourir ces territoires ?

C’est bel et bien à la campagne – loin de tout (vidéoclubs, bibliothèques, galeries commerciales, musées…) – qu’il y a le plus besoin de services et donc, c’est dans ces territoires péri-urbains ou ruraux que le (très) haut débit fixe (via le FTTH ou VDSL2) comme mobile (la fameuse « 4G ») a un rôle majeur à jouer pour permettre aux gens de consommer mais aussi de travailler pour une entreprise lointaine (via le télétravail) ou même créer leur propre entreprise.

Car l’aménagement numérique est aussi un enjeu majeur de développement économique. Des entreprises « Internet » nées dans les territoires ruraux, il en existe un nombre considérable même si dans l’imaginaire de certains, il serait toujours mieux de dire que l’on est implanté en plein cœur de Paris.

On pourrait notamment citer le numéro un français des articles de pêche, “Pecheur.com“, créé et toujours établi dans l’Allier. Même topo pour le célèbre portail “jeuxvideo.com” créé par un jeune entrepreneur au milieu des années 90 dans le Cantal, sans doute l’un des départements les plus enclavés de France avec la Lozère, la Creuse et notre Haute Saône de laquelle peu de pépites du web ont été extraites à ce jour.

Il ne faut pas regarder le train passer mais faire en sorte de le prendre dès maintenant : le numérique pèsera demain un poids considérable dans notre économie. Internet a créé plus de 700 000 emplois, soit 25% des emplois créés en France depuis 1995 selon un rapport du cabinet McKinsey. A titre d’exemple, dans la région Nantaise, le numérique représente déjà 45 000 emplois selon Frenchweb.

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A travers les services de développement économique (ARD FC, ADED, Destination 70, etc) qui sont un peu plus nombreux que les entreprises qu’ils arrivent à séduire chaque année, la Franche-Comté devrait rapidement s’emparer de ce vivier d’emplois totalement délaissé au profit du soutien aux industries déclinantes.

Ne devrions-nous pas tendre les bras aux startup qui ne sont qu’un numéro RCS de plus à Paris pour leur proposer de venir s’installer et se développer avec leurs équipes dans nos sublimes territoires verts, au cœur de l’Europe, bien desservis par les autoroutes, LGV à portée européenne et, peut être un jour, réseaux Très Haut Débit ? Le loyer d’un bureau ou entrepôt à Paris et sa proche banlieue comparé à Besançon, Vesoul ou encore Dole laisse songeur. Force est de constater qu’en la matière, nous avons une très grande longueur d’avance : pourquoi ne pas en profiter ?

Preuve ultime de l’inertie régionale en la matière s’il y en avait besoin, selon un rapport du SGAR de Franche-Comté (à télécharger ici), ”la filière TIC [franc-comtoise, ndlr], dont le poids en terme d’emploi est inférieur à la moyenne française, est constituée essentiellement d’entreprises de faible effectif”. Inquiétant.

Peut-être qu’un jour, au lieu de soutenir les pseudos-syndicats, notre Région – et donc nos chers élus – soutiendront enfin avec une vision réaliste et cohérente le développement de cette économie en investissant durablement dans les infrastructures, usages et services… Loin des clichés que l’on continue pourtant d’ancrer dans l’inconscient collectif avec des pensées jacobines d’un autre âge : “créer une société Internet à la campagne, malheureux, vous n’y pensez pas… ça ne marchera jamais”.

Vous serez sans doute ravi de savoir que le navigateur dans lequel vous avez peut-être chargé cette page a été créé dans une ferme danoise. Oui, et alors ? C’est aujourd’hui l’un des trois navigateurs internet les plus utilisés du monde par lequel transite indirectement des milliards de pages vues et contenus dont l’impact sur l’économie locale, nationale et mondiale est parfaitement visible et mesurable.

Nul doute qu’il y a encore tant de choses aussi importantes à inventer depuis nos fermes comtoises…

Billet rédigé par Henka Gehell, rédacteur invité. Merci à lui pour ce point de vue coup de gueule. 

4 réflexions sur « “On ne va pas à la campagne pour créer des startup” »

  1. BesacTof

    Article très intéressant dans son intégralité. Après, sur le principe, quand je lis “à partir de 2030, l’augmentation de la population de Franche-Comté dépendra fortement de l’attractivité régionale alors qu’elle aura longtemps été portée par la croissance naturelle », j’ai envie de demander s’il est bien raisonnable de voir la population franc-comtoise (voire française et mondiale, élargissons le point de vue) augmenter.

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