Le premier jour
Camille : – Je n’oublierai jamais ce matin-là – sans doute le pire moment de mon existence. Ils m’ont glissée de force dans ce sol inconnu – la terre était froide…
Tout autour, ce n’étaient que coups de pioches, voix rigolardes d’hommes indélicats et heurts des sabots des chevaux contre le pavé poussiéreux.
Ça m’a semblé une éternité.
Lorsque tout s’est enfin arrêté, j’ai perçu un tumulte assourdissant : l’eau de la rivière.
C’était au printemps et le Doubs était bien haut. Il charriait des branches et des troncs – nos frères. J’étais terrorisée, pensant que l’eau viendrait sans doute me prendre moi aussi.
Si jeune et tellement craintive, j’en souris aujourd’hui. Comprenez bien que tout était nouveau pour moi et la nouveauté m’effrayait. Et puis cette implacable solitude qui s’annonçait : mon destin d’arbre…
Heureusement, Claude était là.
Je l’apercevais pour la première fois, tout près de moi ; il venait aussi « d’emménager ».
Il était jeune, le tronc lisse et son feuillage demeurait encore rare. Sa présence m’a tout de suite rassurée. Dès cet instant, j’ai éprouvé l’envie – ou devrais-je dire le besoin – d’être au plus près de lui.
Je crois que c’était le plus beau jour de ma vie.Claude : – Quelques feuilles – une dizaine tout au plus – sur le sol devant moi. C’est la première chose que j’ai vue après avoir été « enterré » là par ces types brutaux chargés de nous « installer ». C’était de petites feuilles d’un vert si tendre, d’une découpe si délicate… J’ai su immédiatement que ce n’étaient pas les miennes.
J’ai alors cherché leur propriétaire et c’est là que j’ai découvert Camille ; elle était à quelques pas de moi. Fraîchement enracinée, elle aussi. Elle paraissait perdue et totalement vulnérable.
Ma sève n’a fait qu’un tour. J’ai pensé ramasser ses feuilles et les lui rapporter – « Mademoiselle, vous avez égaré… »
C’est là que j’ai compris ce qu’être un arbre veut dire. On demeure là où l’on nous plante. Bouger…
Les feuilles sont restées sur le sol et avec Camille, nous ne nous sommes plus jamais éloignés l’un de l’autre, ni rapprochés d’ailleurs.
Ces quelques pas entre elle et moi sont devenus notre océan à nous. Un océan infranchissable.BisonTeint : – Vous utilisez « elle » et « lui » quand vous parlez l’un de l’autre.
Pardonnez-moi mais, les platanes comme tous les arbres et comme l’ensemble des végétaux d’ailleurs, n’ont pourtant pas de sexe…Claude : – « Le » caillou et « la » pierre n’en ont pas non plus…
Camille : – Pas de sexe donc pas de sentiments, c’est cela que vous pensez ? Pourtant l’attirance, la connivence était là dès le début entre nous. Comment vous expliquer…
Le complice
BisonTeint : – Peut-on parler d’amour entre deux platanes ?
Claude : – En fait, ce mot et cette idée nous étaient complétement étrangers jusqu’à ce jour d’été. C’était quelques temps avant la guerre – la Grande comme ils disent. Celle qui a vidé les rues de Besançon de tous les hommes jeunes durant de nombreuses saisons. Tu t’en souviens Camille ?
Camille : – Je me le rappelle. C’était un jour pluvieux. Ils l’ont amené dans une charrette tirée par un cheval. Ils l’ont posé là, juste entre Claude et moi, ils l’ont fixé au sol et il n’a plus bougé. Comme nous.
Claude : – C’était un banc. Il était vert. Avec Camille, nous l’avons d’abord haï. Rendez-vous compte : à cette distance entre nous s’ajoutait désormais cet obstacle, cet intrus, ce corps étranger inerte fait de bois mort et de ferraille…
Camille : – Les premières années, il n’a pas beaucoup servi. Quelques vieux s’y reposaient parfois. La plupart semblaient attendre la fin de la guerre – le retour de leurs fils. Beaucoup ont espéré en vain.
Quand la guerre s’est enfin achevée, nous avons vu venir sur le banc des couples. Nous les avons regardés s’enlacer, se prendre la main, se caresser et s’embrasser. Nous avons ressenti leurs souffles, perçu leurs murmures et leurs confidences.
Certains nous ont même associés à des serments que nous conservons gravés ici et là.Claude : – Dès lors, le banc a cessé d’être un obstacle pour devenir notre complice. Nous vivions par procuration les histoires d’amour qui y naissaient, y murissaient et s’y éteignaient parfois…
Camille : – Pour moi, les ruptures… après toutes ces années, c’est toujours aussi triste. Je ne m’y habituerai jamais. A chaque fois, j’y laisse des feuilles. On pleure ce qu’on peut.
Claude : – Camille… mon écorcée vive.
Camille : – Je sais… une incorrigible romantique. Claude me taquine souvent avec ça…
Le désir
BisonTeint : – Donc l’exemple de ces amoureux vous a en quelque sorte « inspirés » ?
Claude : – Oui. Et nous y avons pris goût et avons commencé à ressentir des émotions a priori peu banales chez nous les arbres.
En automne, par exemple. Le grand effeuillage annuel nous a rendu, au fil des années, de plus en plus pudiques (…)Camille : – Et le printemps. J’adore le printemps ! Nos premières feuilles, nos branches qui s’étirent, s’allongent pour s’effleurer enfin ! Toute l’année nous attendons ce moment.
Claude : – Vous semblez surpris ? Vous ne levez pas souvent les yeux n’est-ce pas ? Les arbres se frôlent au printemps ; soyez attentifs. Leurs feuillages s’entremêlent. C’est réconfortant après un hiver long de se sentir moins seul.
Camille : – Mais cet ersatz ne nous satisfaisait plus. Nous voulions être comme ces amoureux sur le banc. Nous aimer sans distance…
BisonTeint : – L’amour donc ? Mais un amour trop platanique platonique à votre goût…
Camille : – Oui. Cette époque était terriblement frustrante.
Claude : – Mais c’est oublié aujourd’hui…
La maturité
BisonTeint : – Dois-je comprendre que votre grand âge a eu raison de l’attirance physique ?
Claude : – Nullement, bien au contraire. La maturité l’a même exacerbée. Nous ne nous sommes jamais résignés et nous avons fini par trouver comment nous y prendre… tout en protégeant au mieux notre intimité.
BisonTeint : – Vous m’intriguez énormément. Comment vous y êtes-vous pris ?
Camille : – Ça me gêne d’en parler…
Claude : – Je veux bien vous révéler une part invisible de notre histoire.
Voyez-vous, n’ayant pas notre place sur le banc, nous nous sommes rejoints…Camille : – …en dessous.
BisonTeint : – Incroyable ! Jamais je n’aurais imaginé…
Claude : – Nous profiterons jusqu’au bout de cette chance d’être ensemble.
Camille : – D’autant que nous savons que ce printemps sera le dernier. Les gens en parlent sur le banc…
BisonTeint : – Je n’osais pas vous en parler…
Claude : – Mais nous n’avons pas peur. Nous serons abattus ensemble. Nos troncs et nos branches formeront enfin le même bois.
BisonTeint : – Et les 85 autres platanes du quai, prennent-ils cela avec la même philosophie ?
Camille : – Les autres ?
Claude : – Quels autres ?
J’ai quitté Camille et Claude en pensant que s’assoir sur un banc entre deux platanes n’a décidément rien d’anodin.
Je les ai laissés entre eux sur ce quai Veil Picard ou tant d’histoires petites et grandes restent à raconter, pour peu que l’on s’arrête, observe et écoute.
…
Camille est Claude ont été abattus le lundi 23 janvier 2012.
Quelques photographies de Camille et de Claude.
Camille et Claude ont accepté de laisser leur pudeur de côté pour se livrer à mon objectif. Vous l’aurez compris, entre ces deux platanes rien n’est innocent. Innocentes, ces images ne le sont pas non plus. Certaines sont pour le moins érotiques. Soyez prévenus et faites-en bon usage…
J’aime beaucoup votre prose mon ami, et le sujet me touche beaucoup, dommage que la publication de ce billet sur moi à Besançon nous a éloignés car je sens que nous aurions pu être très proches vous et moi.
c’est presque une déclaration d’amour en live …………………………
Très attendrissant, très « romantique » et très réel, vraiment. Dommage que Camille dise « je m’en rappelle » plutôt que « je me LE rappelle » ou je m’EN souviens »…
Mais c’est tout de même très touchant. Encore un poête ignoré….
Merci MuttyH ! Et merci pour la correction que j’ai prise en compte…
trop mignon !
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