Cette nuit-là, le Doubs devint si gros qu’il emporta tous les ponts. Il monta si haut qu’il avala la Citadelle et rongea sa colline.
Au matin, la boucle était devenue une île entourée de flots infranchissables.
En quelques semaines, les Bisontins coupés du monde pêchèrent tous les poissons, capturèrent tous les pigeons, moineaux, canards et hérons. Et lorsque tout fut mangé, rongé, nettoyé, ils tirèrent à la courte paille pour savoir qui aurait l’honneur et l’affliction de nourrir la communauté.
Le sort tomba sur les commerçants. Ils dirent : « Si nous mourrons, nos boutiques fermeront. Et que deviendra la ville sans ses boutiques ? » On recommença.
Cette fois le hasard désigna les boulangers. Ils dirent : « Quand le Doubs baissera et que la farine sera à nouveau livrée, qui fera votre pain si nous ne sommes plus là ? » On recommença.
Ce sont les fonctionnaires qui furent alors choisis. Ils dirent : « Qui achètera le pain des boulangers ? Qui entrera dans les commerces si l’on mange les fonctionnaires de cette ville ? »
À nouveau, on recommença et la malchance tomba sur les ouvriers.
« Voilà belle lurette qu’ils ne font plus vivre cette ville. Mangeons-les ! » clamèrent les boutiquiers.
« Ils nous achètent moins de pains que les autres. Mangeons-les ! » ajoutèrent les boulangers.
« Des ouvriers ? Il y a des ouvriers ? Hé bien mangeons-les ! » reprirent en chœur les fonctionnaires.
Les ouvriers souhaitèrent s’exprimer mais on leur expliqua que toutes les solutions avaient été envisagées, que c’était comme ça, qu’il fallait être courageux et penser au bien de la communauté.
Ils furent mangés l’un après l’autre jusqu’au dernier qui demanda à parler : « Vous êtes des imbéciles, dit-il. Au lieu de nous manger, vous auriez dû nous écouter. »
On lui demanda de s’expliquer. Il répondit : « Nous seuls pouvions construire un pont. Nous vous aurions tous sauvés. Et ensuite, qui mangerez-vous après moi ? »
On dévora cet effronté.