Cette nuit-là, le Doubs devint si gros qu’il emporta tous les ponts. Il monta si haut qu’il avala la Citadelle et rongea sa colline.
Au matin, la boucle était devenue une île entourée de flots infranchissables.
En quelques semaines, les Bisontins coupés du monde pêchèrent tous les poissons, capturèrent tous les pigeons, moineaux, canards et hérons. Et lorsque tout fut mangé, rongé, nettoyé, ils tirèrent à la courte paille pour savoir qui aurait l’honneur et l’affliction de nourrir la communauté.
Le sort tomba sur les commerçants. Ils dirent : « Si nous mourrons, nos boutiques fermeront. Et que deviendra la ville sans ses boutiques ? » On recommença.
Cette fois le hasard désigna les boulangers. Ils dirent : « Quand le Doubs baissera et que la farine sera à nouveau livrée, qui fera votre pain si nous ne sommes plus là ? » On recommença.
Ce sont les fonctionnaires qui furent alors choisis. Ils dirent : « Qui achètera le pain des boulangers ? Qui entrera dans les commerces si l’on mange les fonctionnaires de cette ville ? »
À nouveau, on recommença et la malchance tomba sur les ouvriers.
« Voilà belle lurette qu’ils ne font plus vivre cette ville. Mangeons-les ! » clamèrent les boutiquiers.
« Ils nous achètent moins de pains que les autres. Mangeons-les ! » ajoutèrent les boulangers.
« Des ouvriers ? Il y a des ouvriers ? Hé bien mangeons-les ! » reprirent en chœur les fonctionnaires.
Les ouvriers souhaitèrent s’exprimer mais on leur expliqua que toutes les solutions avaient été envisagées, que c’était comme ça, qu’il fallait être courageux et penser au bien de la communauté.
Ils furent mangés l’un après l’autre jusqu’au dernier qui demanda à parler : « Vous êtes des imbéciles, dit-il. Au lieu de nous manger, vous auriez dû nous écouter. »
On lui demanda de s’expliquer. Il répondit : « Nous seuls pouvions construire un pont. Nous vous aurions tous sauvés. Et ensuite, qui mangerez-vous après moi ? »
Le conte qui suit n’est pas de moi. Son auteur est la surnommée « Nisou » qui avait déjà écrit le texte « juste quelques mètres » que j’avais publié en janvier dernier.
Voici donc ce conte. Il s’agit d’un pamphlet et comme tous les pamphlets, il plaira à certains et déplaira à d’autres. Je le trouve pour ma part très joliment écrit.
Il était une fois un roi débonnaire qui vivait sur un royaume tout de vieilles pierres douces et polies à l’abri de grands arbres, la vie s’écoulait paisiblement des deux côtés de la rivière, sans aucun ennemi héréditaire, nul cataclysme naturel ou guerrier à craindre.
Le peuple parlait surtout des saisons pour se plaindre, trop chaud, trop froid et en accusait parfois les services du roi. C’était un peuple râleur mais pacifique qui, dans l’ensemble remettait sa confiance dans la chose publique qu’il avait choisie depuis un siècle. Attaché viscéralement à son royaume, il ne dédaigna jamais l’avenir, à sa façon un peu libertaire et frondeuse en préservant toujours farouchement son environnement unique et si précieux.
Son royaume était rond, environné de collines avec un cœur serti d’une rivière. Il était envié ailleurs, parfois moqué pour une certaine langueur.
Mais ce peuple chargé d’histoire et plein de bon sens savait prendre son temps. Il soupirait d’aise de rentrer dans son royaume quand il revenait d’ailleurs où la prétendue modernité avait rendu les cités grises et le peuple fatigué et essoufflé.
Un jour sinistre survint, que se passa t -il ? nul ne le sut, certains accusèrent une potion de fiel versée par un méchant conseiller, d’autres le sort jeté par une vouivre délestée de son diamant, ou peut-être les effets d’un vent d’automne pernicieux, bref le roi décida à la seconde qu’il fallait inscrire une œuvre pour sa postérité et imiter son cousin royal du royaume d’à côté.
Il décréta que les calèches ne menaient pas assez bon train bien qu’il ne les empruntait jamais, creusons une faille dit-il pour un long serpent sur rail qui fera ma fierté et qui amusera les sujets qui y seront transportés.
Le peuple intervint, le conseilla, voulut participer à ce projet d’envergure.
Que fichtre d’un peuple ignorant ! Je veux que l’on voit ce serpent, c’est ce qui est important et on le verra là au plus près du cœur serti du royaume.
Le peuple proposa, argumenta, le roi décida. Il se défit des sages conseillers qui lui barrait la route.
Il traça une longue cicatrice au milieu des vieilles pierres chargées de passé, fit arracher des arbres vénérables qui les avaient ornés et chasser hors des murs par des jets de pierre les oiseaux qui y nichaient. Voilà qui est mieux se félicita-t-il, table rase et boule de gomme, c’est pour le bien de mon peuple. Celui-ci gronda, mais le roi fit arrêter les manants, brûla leurs écrits et s’apprêta à rétablir en l’aménageant, l’ancien lieu des exécutions publiques. Il vida son coffre de pièces d’or, emprunta dans tous les autres royaumes, et leva de lourds impôts.
Son royaume si paisible fut mis sens dessus dessous par des travaux gigantesques dont il tenait informé jour après jour ses citoyens par le biais de jolis parchemins dorés. Le peuple murmurait et lui, répétait : tout cela est bon pour vous. Grand seigneur, il tenait des tribunes en personne pour expliquer, expliquer à ce peuple décidément rétif au progrès et ses conseillers au sourire figé approuvaient de la tête.
Seulement, le joli royaume perdait son âme jour après jour, à chaque coup de massue et à chaque mouvement de scie. C’est le cœur du peuple qui était assommé et découpé. Les indigents et impotents ne trouvaient bientôt plus de calèches, les oiseaux n’étaient jamais revenus et le vide s’installait, même le sieur Jouffroy avait été enlevé à l’amour du peuple, par jalousie sans aucun doute.
Le grand serpent fut enfin mis en route, drapeaux et oriflammes saluèrent son passage, entourés de curieux. Il fit vibrer rageusement les dernières vieilles pierres en les menaçant à son passage, transportant quelques goguenards partis se vider une pinte. Il passait et repassait inlassablement, rempli ou non d’un peuple pressé ou désœuvré à l’œil indifférent sur ce qui fut.
Les arbres replantés à la hâte pour consoler le peuple, avaient l’air alanguis de demoiselles maladives qui ne grandiraient jamais soutenus par de grandes béquilles et les passants baissaient la tête en pressant le pas sous les rafales d’un vent glacial ou d’un soleil de plomb. Dans la rivière mugissante, la vouivre attendait sa vengeance.
Les paroles d’un chantre esseulé qui rimait ses strophes avec beauté et progrès se perdirent à jamais dans le souffle du serpent.
Une indicible tristesse s’empara du royaume, un manque indéfini au-delà des yeux que seules les larmes peuvent combler. Le serpent transportait un peuple devenu aveugle des fantômes se reflétant dans le fleuve.
Un jour, le serpent s’immobilisa dans un dernier crissement comme par enchantement ou par panne de courant et de la sciure mêlée de sang de sève, des racines surgirent vengeresses et firent éclater les rails.
Dans sa retraite, le roi attristé par la mélancolie de son peuple retrouva sa bonté et leur demanda en toute humilité ce qui était bon pour eux.