Victor, il faut qu’on parle

« Victor, il faut qu’on parle. »

Voilà une entrée en matière qui devrait lui couper la chique à l’écrivain.
Faut dire que les formules pompeuses et les courbettes, notre illustrissime n’en a que trop soupé de son vivant.
Une désaccoutumance s’impose. Donc : privé de “Monsieur Hugo”. Voilà.
Lui donner du “Victor” est une bien meilleure idée. Juste ce qu’il faut de familiarité pour le prendre par surprise et attirer son attention.
Une tactique, une ruse. Un coup à lui déboulonner le piédestal.
À lui faire prendre l’humilité.

« Victor, il faut qu’on parle. De Bisontin à Bisontin. Tu dois savoir ce qui se passe ici et qui risque d’empirer bientôt. »

À Besançon, Victor Hugo c’est un peu notre mistral à nous.
Impossible d’arpenter la ville sans que son souffle légendaire vous attrape et s’incruste.

Victor est partout – représenté, emprunté, cité, vanté, détournée, jeudemotisé, revendiqué, commémoré, exposé, statufié, embusté, moulé, commercialisé.
Il est multiforme : restaurant, cinéma, chocolat, résidence, agence immobilière, montre de luxe, gâteau, collège, lycée et bientôt rame de tramway.

C’est au pied de la Porte Noire – à l’endroit où la ville devient haute – que l’on trouve l’épicentre de ce culte hugolien.
On trouve là la maison natale du grand homme.

Héberger dans notre ville la maison natale d’un personnage de cette trempe – ne boudons pas notre plaisir – c’est épatant. Profitons-en.
Devenons petite souris et observons l’effet “Victor Hugo est né à Besançon. Victor Hugo was born in Besançon. Victor Hugo kam in Besançon zur Welt. Victor Hugo nació en Besançon. 维克多雨果出生在贝桑松 … ” :

Voici un touriste. Celui-ci fait étape devant le numéro 140 de la Grande rue. Il contemple l’illustre bâtisse, ému et l’œil humide. Notre homme questionne un autochtone :

[quote]

touriste (excité) — C’est donc là que Victor Hugo a écrit les Misérables ?

Bisontin (amusé) — Euh, non

touriste (naïf) — Et Notre-Dame de Paris ?

Bisontin (blasé) — Non plus

touriste (perplexe) La Légende des siècles alors ?

Bisontin (lassé) — Du tout non

touriste (perturbé) — Alors il a écrit quoi ici ?

Bisontin (cinglant) — Rien

touriste (désappointé) — Il y a fait quoi alors ?

Bisontin (agacé) — Il y est né

touriste (déçu) — C’est tout ?

Bisontin (goguenard) — Non, non. Il y a tété aussi.

touriste (dépité) — Ah.[/quote]

« Alors Victor ? Des souvenirs de cette maison ? Non, n’est-ce pas ? »

Comment lui en vouloir ?
Naissance, premier cri, premiers langes et déjà – à l’âge de six semaines – le départ définitif.

Alors quoi de bisontin chez Victor hormis son acte de naissance ? Des racines comtoises peut-être ?

Que nenni : maman Hugo était nantaise et papa, nancéien. Ce dernier – militaire de carrière – était en garnison à Besançon depuis six mois lorsque le petit Victor naquit le 26 février 1802.

Un rapide calcul nous laisse d’ailleurs entrevoir que les parents Hugo n’étaient pas encore installés à Besançon lorsqu’ils réservèrent une cigogne pour février 1902. Mais respectons l’intimité des familles illustres…

Victor Hugo aura donc traversé le ciel de Besançon comme une étoile filante… pffffffffuit !

Cela n’empêcha pas les édiles bisontins d’en faire des tonnes : Besançon, terreau du génie hugolien et bla bla bla.
En vérité, la ville fut l’humble berceau d’un enfant prodige qui ne revint jamais.
Le poète-romancier-politicien (etc) que l’on célèbre dans notre ville – cet homme-là s’est construit bien loin d’ici : à Paris, en Espagne et en diverses terres d’exils.

Le pompon d’or de l’hugolatrie locale revient sans conteste à cette statue qui trône Promenade Granvelle depuis 1902. Elle fut sculptée à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain.

L’œuvre aurait donc pu ressembler à quelque chose comme ça. ➜
Mais non. On demanda à Just Becquet – le sculpteur – quelque chose de grand, de majestueux afin de célébrer dignement la superbe de notre glorieux natif.

L’artiste ne fit pas dans la demi-mesure.
← Il commit cela.

Du second degré vous dites ? Si seulement.
L’humour est le grand absent de la relation crispée entre Victor Hugo et Besançon. Trop de sérieux dans cette affaire.

« Pourtant Victor, en voyant cette (hi hi hi) statue, on peut se demander si les Bisontins de 1902 – supposés reconnaissants – ne te vouaient pas plutôt une sourde rancune. Qu’en penses-tu ? »

A la vérité, ils auraient bien fait  – nos taquins ancêtres – de lui régler son compte au Totor avec cette statue grotesque. Car le passif était de taille.

Explication : en 1831, Victor Hugo publie Les Feuilles d’automne – un recueil de poèmes.
L’un d’eux en particulier restera célèbre. L’auteur y évoque sa naissance ainsi que sa ville natale.
Ce sera la seule et unique fois… et il aurait mieux fait de s’abstenir.

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
C’est moi.

Ah ! Le coup de « Besançon vieille ville espagnole » ! C’était aussi petit qu’historiquement faux.

« ¿Todo está bien en tu cabeza Victor?
Qu’est-ce qui t’est passé par la tête pour pondre une énormité pareille ? »

Le pire c’est que ça reste ce genre de citation. Ça imprime la mémoire collective – et bien au-delà de la Boucle du Doubs.
Et tout ça à cause d’une rime en -ole.

« Alors ? Tous ces touristes qui sillonnent la rue d’Arènes en quête de corridas et de tapas, c’est toi qui leur explique Victor ? »

N’empêche : pas si rancuniers les Bisontins car l‘hugolatrie revient ! Une nouvelle crise semble même imminente et les premiers symptômes sont observables sur le site Web de la Fédération nationale des maisons d’écrivain & des patrimoines littéraires

« Figure-toi qu’en 2013, ta maison natale deviendra « Maison d’écrivain ». Un lieu entièrement consacré à ta mémoire. »

Et pourquoi pas plutôt une « crèche Victor Hugo » ? En plus d’être utile ce serait un hommage rafraîchissant rendu à notre illustre nouveau-né. Non ?

Un soupçon d’autodérision serait en outre salvateur. Il apporterait un peu d’air frais. Juste un souffle de vent pour chasser cette lourde poussière muséale qui a fini par recouvrir l’enfant curieux et le jeune homme ambitieux que Victor Hugo a été. Je parie qu’il souriait quand il était enfant.

« Aller Victor, on passe l’éponge. Je t’offre un vers ! C’est un certain Maxime qui l’a écrit. C’est de circonstance je crois : »


[quote]Être né quelque part. Pour celui qui est né. C’est toujours un hasard.[/quote]



Pour aller plus loin

Voici une authentique anecdote relatée dans le Gaulois du 15 janvier 1896 (n°5183) consultable sur Gallica.
Visiblement, on n’a pas attendu le 21ème siècle pour trouver des Bisontins grognons un poil iconoclastes.


3 réflexions sur « Victor, il faut qu’on parle »

  1. Candide

    Je ne suis pas originaire de Besançon, mais j’y habite depuis peu. Merci pour cet article qui m’a aidé à rectifier pas mal d’erreurs dans ma très modeste culture locale en construction.

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